L’architecte Selma Zerhouni a vécu le séisme d’Al Haouz à Wawizelt, le village où elle habite. Celle qui est également l’auteure de l’ouvrage “L’architecture de terre au Maroc” revient pour TelQuel sur les déSs de la reconstruction et de la préservation du patrimoine architectural de la région, un an après le drame. Entretien.
TelQuel : Vous habitez dans un village directement touché par le séisme du 8 septembre 2023. Comment se sont déroulées les étapes et la coordination lorsqu’il a fallu penser à reconstruire les habitations et infrastructures?
Selma Zerhouni : Après avoir retrouvé l’électricité, Internet et tous les services essentiels, il y a eu le discours de Sa Majesté, qui a été un moment très important pour les habitants du village. C’est un village enclavé, peu habitué à interagir avec l’État. Les gens ici s’autorégulent en solidarité les uns avec les autres. Même s’il n’y a pas d’hôpitaux ou d’équipements, on s’organise. Tout le monde s’efforce de combler les manques. Cet enclavement, c’est une mentalité particulière développée dans ces villages, une sorte de défiance ou de rejet des solutions faciles, en y préférant l’autonomie et la débrouillardise. Cet enclavement a façonné une mentalité et un mode de vie spécifiques. Mais l’intervention de l’État a bouleversé cette mentalité, car tout le monde a fini par chercher de l’aide.
En tant qu’architecte, ce qui m’intéressait en m’installant dans ce village, c’était la cohérence des constructions et l’ensemble absolument merveilleux de l’architecture locale. Les bâtiments en terre, ici, ont une longévité d’au moins 200 ans. La patine du temps, les formes, et le mode d’habiter unique de cette région sont fascinants. L’architecture fait partie intégrante de la vie ici. J’ai moi-même évité d’adopter une attitude d’architecte arrogant, en insistant sur la construction avec les habitants, en utilisant des matériaux modestes qui se fondent dans le paysage du village, pour ne pas perturber l’harmonie existante. C’est un village qui utilise la terre locale, une terre presque blanche, légèrement beige. On la nettoie et l’utilise pour construire ou restaurer les maisons.
Après le séisme, une initiative intéressante a été mise en place : offrir aux habitants 2500 dirhams par mois pour vivre, ainsi qu’une subvention pour reconstruire. L’État en a profité pour régulariser les situations existantes. Comme vous le savez, dans les campagnes, on n’a pas toujours besoin d’autorisation pour construire. On ajoute des pièces aux maisons au fur et à mesure des besoins, par exemple quand un enfant se marie. Cela évolue, mais l’espace central de la maison reste un lieu de rencontre pour tous. Les belles-filles vivent souvent avec les parents, ce qui crée une vie sociale très riche à l’intérieur des maisons. Ce mode de vie introverti, intimiste, est parfaitement adapté à leur cadre de vie.
Avec la nouvelle organisation administrative, il était nécessaire de profiter de cette opportunité pour que ces maisons soient inscrites au cadastre et enregistrées officiellement, tant pour les autorisations de construire que pour les actes de propriété.
Comment l’organisation de la reconstruction s’est-elle effectuée avec les autorités ?
Il y a eu un double processus impliquant le ministère de l’Intérieur et le ministère de l’Habitat. Le ministère de l’Habitat a recruté des architectes pour réaliser plusieurs tâches. Il s’agissait de redéfinir les limites des propriétés avec l’aide d’un ingénieur topographe et de créer des plans conformes aux nouvelles réglementations antisismiques. Ces plans incluaient des fondations solides jusqu’au sol dur, des poteaux renforcés et un ferraillage de 14, une mesure excessive pour des villages où l’on ne construit pas des immeubles de quatre étages.
Le règlement antisismique en vigueur ne tient pas compte des systèmes traditionnels existants
En conséquence, le ministère de l’Intérieur a ordonné la démolition des maisons endommagées, peu importe l’ampleur des dégâts. Pour atteindre un sol stable, il faut tout détruire, et les nouvelles constructions impliquent la pose de poteaux en béton. Aujourd’hui, le village a plutôt l’allure de Gaza que d’un endroit paisible — tout est bétonné.
Le règlement antisismique en vigueur ne tient pas compte des systèmes traditionnels existants. Par exemple, Salima Naji a utilisé des matériaux locaux pour une approche antisismique à Agadir. Elle a renforcé les murs avec du bois, veillant à ce que chaque mur soit solidement connecté aux autres pour prévenir les fissures ou les ouvertures en cas de tremblement de terre.
Pourquoi ces techniques de préservation n’ont-elles pas été utilisées pour reconstruire la région d’Al Haouz.
Je pense que cela est dû aux délais incompressibles qu’il fallait absolument respecter. Par exemple, les Moqadem passaient dans les villages, et le stress lié au respect des délais les a poussés à appliquer des règlements antisismiques qui ne prenaient pas en compte les constructions en matériaux locaux. Cela a rendu impossible pour les habitants de conserver leurs maisons tout en respectant la réglementation. Ils ne pouvaient tout simplement pas obtenir les autorisations nécessaires en faisant abstraction de ces contraintes. Pourtant, dans le monde, il y a énormément de lieux qui sont devenus Le règlement antisismique en vigueur ne tient pas compte des systèmes traditionnels existants antisismiques avec des techniques faciles à réaliser, même sans béton.
“On est en train de gaspiller un patrimoine local qui pourrait développer un tourisme rural très intéressant”
Selma Zerhouni
Les problématiques dans ce genre de reconstruction sont multiples. Il aurait fallu prendre le temps de réfléchir longuement avant d’agir, plutôt que d’agir dans la précipitation sans réfléchir. On parle ici de villages qui, chacun à leur manière, représentent un patrimoine universel, ou du moins devraient. Quand vous voyez des constructions en pierre dans les montagnes, qui ont traversé les âges et sont magnifiques, et qu’on leur demande de détruire simplement à cause d’une fissure, c’est révoltant. On est en train de gaspiller un patrimoine local qui pourrait développer un tourisme rural très intéressant, avec des constructions passives.
Il est essentiel que les gens comprennent qu’un mur en pierre ou en terre de cette épaisseur n’a pas besoin de climatisation. C’est plus sain pour la santé, et les toitures, quand elles sont bien faites, témoignent d’un savoir-faire qui existe partout. Tout le monde sait construire sa maison ou fait appel à des personnes qui maîtrisent cet art. En détériorant cela, on détruit non seulement un savoir-faire ancestral, mais aussi un paysage qui sera complètement défiguré.
C’est-à-dire?
Quand vous parlez avec les personnes concernées, elles vous disent que c’est leur façon d’entrer dans la modernité. Elles préfèrent le béton “On est en train de gaspiller un patrimoine local qui pourrait développer un tourisme rural très intéressant” Selma Zerhouni parce que cela réduit le travail des femmes. Il faut comprendre que la “tbreta” est une tradition annuelle très ancrée, où les femmes badigeonnent les murs de leur maison avec une terre blanche spécifique. C’est un geste de coquetterie, mais aussi une fierté, car chaque année, les femmes rivalisent avec leurs voisines pour avoir les murs les plus impeccables. Ce rituel, qui témoigne d’une longue histoire et d’une culture locale, est en train de disparaître.
Tous les espaces périurbains marocains sont touchés par la standardisation
Et les maisons traditionnelles sont remplacées par une uniformité architecturale que l’on retrouve dans les immeubles R+2 des périphéries des villes. Tous les espaces périurbains marocains sont touchés par cette standardisation. Quand vous entrez dans ces maisons modernes, avec une cuisine, deux chambres, un salon et une salle de bain, cela semble complètement aberrant par rapport au mode de vie rural. Cela n’a aucun sens.
Le village de Wawizeght.
Ce mode de vie importé est calqué sur les plans des F1, F2, F3 que l’on trouve en France. La réglementation en matière d’architecture et d’urbanisme, établie pratiquement en même temps que le protectorat, a profondément influencé ce mode de vie. Il est grand temps de remettre tout cela en question. C’est à nous de réfléchir au nouveau mode de vie que nous voulons créer.
Des architectes spécialisés ont pourtant été approchés après le séisme pour amorcer une réfexion autour de cette reconstruction…
Nous avons été approchés et avons donné une conférence à l’Académie Mohammed VI. Lors de cette conférence, nous avons été bien écoutés, mais une fois passés à l’action, nos recommandations ont été ignorées. La raison ? Les délais et l’argent. Il aurait fallu du temps supplémentaire pour préserver le patrimoine tout en reconstruisant.
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